"Un homme qui n'a que le guide Michelin et l'annuaire des anciens de l'ESSEC dans sa bibliothèque, c'est louche." (p.90)
Lundi prochain, réunion de pré-délibérations ("pré-réunion de délibérations", whatever),
où le but de la soirée consistera à ne retenir que six bouquins (c'est
à dire à en éliminer un petite dizaine, cf l'histoire du verre à moitié
plein/vide), et ce avant La Réunion Finale du Prix Littéraire (tatataaam) de mercredi. En ce qui me concerne, L'inachevée sera de la partie.
Parlons peu, parlons bien, parlons cru.
"Maman couche dans son lit à lui, il faut que je l'appelle "Papa".
Moi, je n'ai rien contre le fait d'enrichir mon vocabulaire. Mais là,
ça ne va pas." (p.66)
C'est très visuel, très sonore. Perso, "les élucubrations ridicules des cancanières emperlousées" (p.38) et les "miaulements de pornostar sous méthamphétamine" (p.34), ça me parle.
Il y des tirets entre certains mots, des ratures sur d'autres, il y a des mots qui se détachent les uns des autres jusqu'à prendre toute la place sur la page.
Un jour, j'ai lu Kundera et mon père m'a dit que tout tenait entre la pesanteur et la grâce.
Entre ces deux pôles. Et c'est vrai. J'ai envie de crier à quel point
tout peut être interprété en ce sens. J'ai envie de me défaire de cette
lecture du monde si parfaite qu'elle marche tout le temps et pour tout.
Marre de me dire que tous les bouquins qui me plaisent me plaisent
parce qu'ils allient des paroles qui :
- traitent de choses graves gravement
- traitent de choses graves légèrement
- traitent de choses légères gravement
- traitent de choses légères légèrement.
C'est parfois tellement cru, tellement violent dans les gestes et dans
les mots des personnages, tellement pathétique que c'en est presque
insoutenable.
Un bouquin dans lequel l'auteur cite les premiers vers de Demain, dès l'aube et définit le concept d'enfant de déporté en une page et demi n'est pas nécessairement un bon bouquin. C'est un bouquin audacieux.
Mais là, pour le coup, c'est aussi un-putain-de-bon-bouquin.
C'est un bouquin auquel on a envie de pardonner le fait de crouler sous la lourdeur de l'anaphore.
C'est beau un zeugma,
ça tient de la rigueur de la syntaxe et de la surprise du jeu de mots.
Un assemblage qui coule de source et sur le lecteur attentif.
Sarah Chiche pratique plus volontiers le zeugme sémantique que le zeugme syntaxique.
"Mon regard s'arrêtait ensuite sur ma tante, qui croulait sous les bijoux et les principes." (p.40)
"J'ai ainsi pu "aimer", "caresser" une queue/un chien/des idées, être-jolie-dans-ma-robe-rouge." (p.44)
"J'avais quinze mois, je pesais neuf kilos et des millions de francs." (p.48)
J'atteins l'orgasme quand je croise des phrases qui allient le sens
propre et le sens figuré d'un même verbe. Des phrases qui nous
rappellent que même les expressions toutes faites viennent de quelque part.
"(...) oui, ça valait la peine et la joie de dire : "Toi"." (p.173)
Edit : Il y a des petits plaisirs que je qualifie de "petits plaisirs de fin de semaine".
Parmi eux, il y a par exemple "rester sous la couette", "passer une
demi-heure à se maquiller", "ouvrir un livre et ne le lâcher qu'une
fois passée la dernière page"... [Là, j'enfonce des portes ouvertes,
c'est normal, je pose le décor.] Avec les grèves qui se poursuivent,
mon emploi du temps se trouve considérablement allégé et mes petits
plaisirs de fin de semaine, d'ordinaire hebdomadaires, se retrouvent
démultipliés. Et ce n'est pas pour me déplaire...
(V.) "Pourquoi ça s'appelle L'inachevée ?
(moi) - Tu vois, en fait c'est un livre qui parle de... [là, j'ai entamé un monologue que je suis bien incapable de retranscrire dans son intégralité]
(V.) - J'aime bien la façon dont tu en parles."
(moi) (sourire...)
Oui, je sais, j'aurais dû faire des Lettres.
"Mais maintenant, rideau :
il est temps de moucher le coryphée
et de renvoyer le chœur antique en cure
à Quiberon" (p.10)